EVENT HIGHLIGHTS

Politique migratoire de l’UE et aide au développement en Afrique: dans quelle mesure peuvent-elles converger?

Speakers: Lopez Stéphane, Signore Stefano, Starck Dorothee, Goerens Charles, Vergiat Marie-Christine, Zacharie Arnaud
Moderator: Belin Hughes

Le mercredi 28 février 2018, PubAffairs Bruxelles a organisé un débat en partenariat avec la Représentation permanente de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) auprès de l’UE qui portait sur la convergence entre la politique migratoire et la politique d’aide au développement en Afrique durant lequel sont intervenus M. Stefano Signore, Chef d’Unité «Migration et Emploi» à la DG Coopération internationale et développement, Commission européenne, Mme Dorothee Starck, Chef d’Unité «Coopération au Développement» à la Représentation permanente de l’Allemagne auprès de l’UE, M. Charles Goerens, Député européen, Commission du développement, Parlement européen, Mme Marie-Christine Vergiat, Députée européenne, Commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures et de la Commission droits de l’homme, Parlement européen  et M. Arnaud Zacharie, Secrétaire général du CNCD-11.11.11. Le débat a été modéré par M. Hughes Belin, journaliste freelance.

Avant que les intervenants ne prennent la parole, M. Stéphane Lopez, Ambassadeur, Représentant de l’Organisation Internationale de la Francophonie auprès de l’UE, a tenu un discours d’introduction dans lequel il a rappelé l’intérêt majeur que représente le sujet du débat pour son institution étant donné que cette dernière compte parmi ses 84 États et gouvernements membres des pays d’origine, de transit, de séjour et d’accueil des migrants. Il a en outre souligné que, très tôt, la communauté francophone et sa Secrétaire générale, Mme Michaëlle Jean, qui fut elle-même réfugiée, se sont mobilisées en faveur d’un traitement humaniste de la question migratoire. Selon lui, traiter du sujet amène à aborder plusieurs réflexions. Il s’agit de s’interroger sur l’efficacité de la gestion des crises par la voie militaire, sur les liens entre migration et gouvernance, sur l’intégration des migrants de manière à donner d’eux une image valorisante pour les opinions publiques, sur la manière de répondre aux discours populistes, et, enfin, sur la politique d’aide au développement qui n’a pas permis de résorber le flux migratoire et sur les inflexions à conduire en la matière, alors notamment que l’UE prépare «l’après Cotonou», l’accord de Cotonou régissant les relations entre cette dernière et 79 États d’Afrique, Caraïbes et Pacifique (ACP) arrivant à échéance en 2020.

Hughes Belin a ensuite présenté les intervenants et leur a demandé de répondre à la question centrale du débat, à savoir si l’on assistait à une convergence entre la politique de développement et la politique migratoire de l’UE.

M. Goerens a commencé son intervention en soulignant la tendance actuelle à utiliser la politique de développement à des fins de politique migratoire, tendance qui est apparue en 2015, après qu’un million de réfugiés se sont établis en Allemagne grâce au courage de Mme Merkel. Selon lui, les fonds pour l’aide au développement ne sont plus consacrés à la lutte contre la pauvreté, mais visent désormais à résoudre le problème migratoire pour des raisons liées à la politique interne. Selon le député européen, si cette tendance se confirme, elle pourrait endommager les instruments de politique de développement conçus avant la crise migratoire. M. Goerens a ensuite souligné que l’absence d’approche commune face à ce phénomène migratoire était alarmante et que le problème migratoire en Europe pourrait trouver des solutions acceptables si l’accueil des réfugiés et les charges qui en découlent étaient partagés entre États de l’UE. Le nombre de réfugiés et de migrants devrait être réparti en fonction de la démographie et les pays manquant de moyens devraient être aidés à assumer cette charge. Il a ensuite averti que, suite au résultat électoral de 2017, l’Allemagne ne sera plus aussi ouverte aux réfugiés étant donné que plusieurs États membres refusent toute solidarité face au problème migratoire, comme en témoigne le non-respect par un certain nombre de pays de la loi européenne sur l’octroi d’un quota pour chaque pays.

Mme Vergiat a exprimé son accord avec M. Goerens. Selon elle, une large majorité des députés européens partage le même point de vue sur la relation entre la politique de développement et la migration. Elle a ensuite mis en évidence, à l’aide de chiffres, la réalité du phénomène migratoire en partant du constat que le pourcentage de migrants par rapport à la population mondiale était de 2,9% dans les années 1990 et est passé à 3,4% en 2017. En comparaison, le volume des échanges économiques internationaux a connu une hausse bien plus importante. Ensuite, elle a souligné que le mot «migrant» est utilisé pour définir de nombreuses situations, ce qui, par conséquent, engendre une confusion dans le débat public. Les personnes en général se déplacent plus aujourd’hui. Les migrants internationaux ne sont pas seulement des personnes qui fuient la misère : sur les 244 millions de migrants internationaux, il y a 80 millions d’Asiatiques, 60 millions d’Européens et 35 millions d’Africains, au sein desquels 80% sont des migrants intra-africains. La députée a ensuite déclaré qu’il y a bien une crise des réfugiés et des déplacés au niveau mondial, le Haut-Commissariat des Nations Unis pour les Réfugiés parlant d’environ 65,5 millions de personnes déracinées par la force et qui ont dû émigrer et 45 millions de déplacés internes. Revenant au contexte européen, Mme Vergiat a souligné que la situation en Syrie, qui a déclenché le débat sur les réfugiés en Europe, a eu un impact énorme sur le continent étant donné que les Syriens représentaient 60% des déplacés arrivés en Europe en 2015 et 2016. La députée a dénoncé un manque de solidarité, y compris de son pays d’origine, pour ce qui concerne la répartition des migrants entre pays de l’UE, certains pays tirant profit des dysfonctionnements propres au mécanisme «Dublin» pour se dégager de leur responsabilité. En conclusion, Mme Vergiat a affirmé que si un mécanisme de solidarité au niveau européen avait été effectivement mis en place, il n’y aurait pas lieu de parler de «crise migratoire».

Mme Starck a rappelé que la crise migratoire de 2015 a profondément changé l’Allemagne. Tout le monde s’est senti impliqué et une « culture de bienvenue » est apparue. Pourtant, avec la croissance des partis populistes d’extrême droite, la situation a créé une pression politique énorme sur le gouvernement. Les premières négociations pour former une coalition en Allemagne avaient d’ailleurs échoué en raison de désaccords sur la politique migratoire. Le gouvernement allemand a défini deux impératifs, endiguer le flux migratoire au plus vite et faire en sorte qu’une situation comme celle connue en 2015 ne se répète jamais, mantras qui transparaissent dans le traité de grande coalition. La politique de développement a aussi été touchée, le ministère en charge gagnant du poids politique et financier, ainsi que de la visibilité. Une nouvelle sous-division ministérielle a été créée et des nouvelles initiatives ont été lancées. Revenant sur le traité de coalition, Mme Starck a souligné que le traité commence par affirmer un soutien fort à l’UE et reconnait que des défis globaux nécessitent des solutions au niveau européen et que l’immigration nécessite une coopération au niveau européen comprenant trois volets : lutter contre les causes profondes du phénomène, une meilleure protection des frontières européennes et une répartition solidaire des réfugiés. Par rapport à la politique migratoire, le traité stipule comme objectif de diminuer l’immigration vers l’Allemagne, un mot clé étant la «capacité» des communes à accueillir les migrants. Un ensemble de mesures est prévu pour atteindre cet objectif, telles que la limitation du droit de réunifier les familles, la réforme de l’accueil des émigrés dans les centres d’accueil près des frontières, l’accélération des processus administratifs et judiciaires et le renforcement du processus de renvoi des personnes sans titre de séjour.

M. Signore a débuté son intervention en répondant à la question posée par le modérateur sur les définitions de migrants et de réfugiés notamment s’il s’avère souhaitable d’apporter davantage de clarté sur le sujet. Reprenant l’argument de Mme Vergiat, il a affirmé que le terme « migrant » avait souvent trop d’usages différents puisqu’il servait à designer tant les réfugiés et les personnes déplacées que les migrants économiques. Selon lui, il est important de faire la distinction entre ces différents groupes pour des raisons juridiques mais aussi pratiques, étant donné que les obligations des États et les réponses opérationnelles à apporter diffèrent largement selon les groupes. M. Signore a ensuite mentionné les «flux mixtes» de migrants et réfugiés et les mouvements secondaires de ces derniers. Par exemple, en 2015 de nombreux réfugiés syriens qui étaient arrivés en Turquie ont ensuite repris la route vers l’Europe et se sont retrouvés, de fait, dans de flux de migration mixte. La distinction entre les deux groupes devient donc incertaine sur le terrain et cela complique la réponse des autorités chargées de la gestion et de la protection. M. Signore a ensuite donné quelques chiffres pour réaffirmer l’importance de  bien distinguer les réfugiés (qui représentent moins de 10 % du groupe de migrants internationaux) des migrants économiques, en large partie travailleurs migrants, qui en représentent la grande majorité.

M. Zacharie a lui déclaré dès le début de son intervention que l’on assistait à une instrumentalisation de la coopération au développement au service d’une politique migratoire restrictive en détournant les fonds dédiés à la première pour externaliser la gestion des frontières de l’UE en Afrique et ainsi contenir le flux de migrants. Des « pactes migratoires », partenariats informels entre l’UE et les nations africaines concernées, sont négociés. La circulation sur les routes migratoires africaines habituelles étant de ce fait rendue difficile, les migrants empruntent des voies de plus en plus dangereuses et mortelles. M. Zacharie a souligné que les milliers de personnes mortes dans la Méditerranée démontrent que l’UE est devenue la destination la plus dangereuse du monde et que de nombreuses violations des droits humains surviennent sur le parcours migratoire. Il a également rappelé que bloquer les routes légales et sûres renforçait le pouvoir des passeurs et des réseaux criminels que l’UE tente de combattre. Il a aussi fait référence au règlement de Dublin qui conduit à la concentration de la charge migratoire en Italie et en Grèce et a expliqué qu’il y avait une lutte à l’intérieur de chaque gouvernement européen entre ministres chargés du développement et de la migration pour l’obtention de ressources financières plus élevées. Il a ensuite expliqué que des études empiriques montrent que la politique des pactes migratoires de l’UE n’est pas suffisante pour endiguer l’immigration. En effet, plus un pays pauvre se développe et devient un pays à revenu intermédiaire, plus ses habitants ont assez d’argent pour émigrer. Les observations indiquent que la courbe naturelle des flux migratoires commence à s’inverser à partir de plus de 6000 dollars des États-Unis de revenu par an et par habitant, et la politique d’aide actuelle de l’UE est donc susceptible de créer plus d’immigration à court terme, a contrario des positons officielles qui prétendent enrayer l’immigration africaine d’ici 2020 grâce au fonds fiduciaire. Certaines migrations sont des migrations forcées pour raisons économiques, a-t-il ensuite fait remarquer, et les transferts d’argent que les migrants dans les pays riches envoient à leurs familles dans leur pays d’origine représentent trois fois plus que l’aide publique au développement dans le monde, ce qui témoigne du fait que les migrants sont trois fois plus généreux et solidaires que les gouvernements des pays riches.

Le modérateur a également interrogé les orateurs sur la cohérence dans l’utilisation des fonds de l’aide au développement.

M. Signore s’est tout d’abord exprimé, soulignant qu’il y avait au niveau international et européen un lien très étroit entre les politiques de développement et de la migration, puisque la migration fait partie du développement. Par conséquent, on ne peut parler de détournement de fonds mais du fait qu’on assiste à une évolution visant à mieux intégrer la dimension de la migration et de la mobilité au sein de la politique de développement. M. Signore a ajouté qu’il y a une légitimité à s’occuper de la migration et de l’asile dans le cadre de la politique de développement: une telle approche est soutenue par les État membres et par les institutions européennes concernées, signataires du nouveau Consensus européen pour le développement, et reste en accord avec l’agenda de 2030. M. Signore a affirmé que la politique de développement a un rôle à jouer pour contribuer à assurer une migration sûre, régulière, responsable et ordonnée, selon le mandat reçu par l’agenda 2030. En effet, la gestion de la migration comprend de nombreux volets tels que la maximisation des effets positifs de la migration (engagement avec la diaspora, réduction des coûts des transferts de fonds), la protection et l’asile, la migration légale et la mobilité, le démantèlement des systèmes de la traite et du trafic, le soutien à la réintégration des migrants de retour; et que la politique de développement est appelée à jouer un rôle dans tous ces domaines.

Mme Stark a déclaré qu’en Allemagne, les ressources attribuées à l’aide au développement sont désormais augmentées proportionnellement au budget de la défense et qu’assurer une cohérence entre les politiques extérieure, militaire, de développement et commerciale doit être une priorité. Mme Starck a poursuivi en affirmant que, bien qu’un changement d’approche sur les migrants soit perceptible en Allemagne, cela ne devrait pas se traduire par une convergence entre politique migratoire et politique de développement. Les priorités de l’aide au développement en Allemagne sont la mise en œuvre de l’agenda de 2030 de l’ONU, de l’accord de Paris sur le climat, et des promesses du G7 et G20 sur l’Afrique. Enfin, l’oratrice a affirmé que l’Afrique constituera la priorité de la politique de développement de l’Allemagne et qu’une approche globale sera adoptée avec une augmentation des ressources et du niveau de l’aide et de l’investissement privé.

Prenant ensuite la parole, M. Goerens a exprimé son accord pour financer les politiques autres que le développement. Par contre, il a souligné qu’il n’accepterait pas que les fonds du développement soient utilisés à des fins qui ne servent pas exclusivement au développement. Il a ensuite rappelé que les pays d’Europe ont maintes fois promis de porter à 0,7% de leur PIB le niveau de leurs aides publiques au développement. Pourtant, très peu ont respectés cette promesse et c’est la raison pour laquelle M. Goerens n’a pas voté pour le « nouveau consensus européen pour le développement ». Il souhaite mettre en place un mécanisme rendant les États membres qui ne tiennent pas leurs promesses redevables devant la Commission économique et financière du Parlement européen. Il a déploré que les États membres ne soient pas intéressés par ce mécanisme.

Mme Vergiat a affirmé que le plus grand détournement de fonds de l’aide au développement se produit en Afrique et a condamné le lien actuel entre l’aide au développement et la politique migratoire. La députée a ajouté que donner les moyens financiers alloués au développement pour lutter contre l’immigration, comme c’est le cas dans le cadre du « processus de Khartoum », devient problématique car certains pays ne sont pas démocratiques et violent les droits de l’homme. Selon elle, utiliser les fonds de l’aide au développent pour contrôler les frontières en Afrique ne constitue pas une politique juste et efficace.

M. Zacharie a signalé qu’il existait une solution pour résoudre le problème migratoire: imposer des voies légales et sûres selon une répartition équitable entre les États membres et sur base des critères clairs. Il a ajouté que, du point de vue des ONG, les flux actuels sont tout à fait gérables et que la crise actuelle n’est pas une crise de réfugiés ou de migrants, mais une crise de l’asile. Le sentiment de crise migratoire est créé par l’instrumentalisation politique des conflits qui se déroulent aux frontières de l’UE. M. Zacharie a expliqué que la raison pour laquelle le plan de relocalisation adopté par l’UE n’avait pas été mis intégralement en œuvre réside dans l’opposition de certains États membres. En outre, la solution passe par la mobilisation de tous les moyens de la politique de développement pour mettre en œuvre l’agenda 2030 et atteindre les objectifs de développement durable pour éradiquer les fortes inégalités entre les deux rives de la Méditerranée. M. Zacharie a conclu que le détournement des fonds de l’aide au bénéfice de la politique migratoire a été contre-productif dès lors qu’elle ne peut permettre d’enrayer l’immigration.  Il a ensuite exprimé un avis divergent de celui des autres orateurs en expliquant que la distinction entre réfugié et migrant économique devenait très théorique étant donné que les raisons poussant une personne à émigrer peuvent être multiples. Enfin, M. Zacharie a souligné le manque de fondement rationnel d’une politique visant à endiguer l’immigration à tout prix, puisque, selon un rapport de l’OCDE, à l’horizon de 2060, l’Europe aura besoin de 50 millions de migrants économiques pour éviter une stagnation économique.

Parmi les autres thèmes abordés durant le débat et la session questions-réponses figuraient: les initiatives citoyennes d’aide; le traitement des migrants soudanais en Belgique, les différentes méthodes d’aide au développement; l’influence du secteur privé sur l’aide au développement; l’octroi de crédits aux États membres conditionné à l’accueil des migrants; l’accroissement des inégalités dans l’UE ; la création de “hotspots” dans des pays tiers ; l’inefficacité de la coopération au développement de l’UE en Afrique; comment  gérer la croissance démographique de l’Afrique; les politiques contradictoires entre l’UE et les États membres en matière d’aide au développement ; les limites constitutionnelles du Parlement européen; les relations entre l’UE et les pays africains non démocratiques.

Voulez-vous approfondir les questions abordées lors de notre débat? Consultez les publications et références répertoriées ci-dessous

Le nouveau consensus européen pour le développement, Déclaration conjointe du Conseil et des représentants des gouvernements des États membres réunis au sein du Conseil, du Parlement européen et de la Commission

Rapport sur la révision du consensus européen sur le développement, Parlement européen

Résolution du Parlement européen sur les Droits de l’homme et migrations dans les pays tiers, Parlement européen

Rapport UE sur la cohérence des politiques au service du développement, Commission européenne

Approche globale de la question des migrations et de la mobilité, Commission européenne

[EN] Croissance de l’impact de la politique de migration de l’UE sur la coopération de développement,  Think tank du Parlement européen

[EN] Fonds d’affectation spéciale d’urgence de l’UE pour l’Afrique, Commission européenne

[EN] Migration et coopération au développement, ECDM

Rapport: Perspectives des migrations internationales 2017, OCDE

Solidarité européenne: un système de relocalisation pour les réfugiés, Commission européenne

La réforme de Dublin, Commission européenne

Le Parlement européen valide le consensus pour le développement, Euractiv

Aide au développement: l’Afrique recule encore, Jeune Afrique

Stratégie UE-Afrique : l’aide au développement ne doit pas être conditionnée au respect de la politique migratoire de l’UE, Marie-Christine Vergiat

La Coopération au développement au service des intérêts européens?, CNCD

Les incohérences de l’externalisation des frontières européennes, CNCD

Post-Cotonou, vers une modernisation du partenariat ACP, Fondation Robert Schuman

Définition: Migrant/Migration, UNESCO